C'est un soir de l'année 1987, dans un petit appartement parisien. Ce soir là, maman a quitté papa. Mon père est violent et la dispute de trop vient d'éclater. Une femme, ma mère, vêtue d'un pyjama, descend l'escalier de notre immeuble, une simple valise à la main, et la petite main d'une petite fille dans l'autre. La petite fille qu'elle emporte avec elle, c'est moi bien sûr. Nous nous dirigeons vers la première cabine téléphonique. Je ne perçois que quelques phrases, qui ne m'indique en rien ce qui va pouvoir nous arriver.
« C'est moi. Je l'ai quitté... Viens me chercher. » Me chercher ? Et moi alors ? Que compte-t-elle faire de moi ? J'ai à peine cinq ans, je n'ai que pour bagage une petite valise contenant quelques vêtements et mon doudou fétiche. Où compte-t-elle m'emmener ? La réponse arrive très vite. La fameuse personne qu'elle vient d'appeler arrive quelques minutes plus tard. Les routes défilent, j'ai comme l'impression que l'on roule durant des heures. Nous sommes loin. Loin de la maison, loin de notre vie. Et là, nous nous arrêtons devant un grand bâtiment inconnu. Un foyer.
« Je fais ça pour ton bien chérie. Tu seras bien plus heureuse ici. » Une larme coule sur sa joue. Je tente de m'agripper à son manteau, mais elle est plus forte que moi. Elle part en courant. Et je perds ma mère, pour toujours. Alors, ma petite main s'échoue contre la grande porte en bois du fameux foyer.
« Oh pauvre petite puce, qu'est ce que tu fais ici toute seule ? Viens là, on va s'occuper de toi. » Les questions s'enchaînent. Comment t'appelles-tu ? Que faisais tu derrière cette porte toute seule ? Comment s'appelle ta maman, ton papa ? Pour moi, c'est le trou noir. J'ai à peine trois ans et à mon âge, ma mère s'appelle maman, tandis que mon père s'appelle papa. Ma mère est intelligente. Elle sait pertinemment que personne ne pourra la retrouver. Et que personne ne pourra retrouver mon père, qui ne s'inquiétera en rien pour mon cas. Évidemment, je ne me souviens pas de cet évènement, ni même du couple que formaient mes parents.
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Mon plus lointain souvenir remonte à ma vie telle qu'elle a été depuis mes 3 ans. J'ai vécu dans un foyer durant une année, en compagnie d'autres enfants tout aussi abandonnés que moi. J'étais trop petite pour comprendre ce qu'il m'arrivait. Pour moi, le foyer, c'était comme une habitude et ils étaient tous comme des membres de ma famille. Avoir un père, une mère, ça n'avait aucune importance. Et puis un jour, deux hommes sont arrivés au foyer. Ils sont, selon la directrice du foyer, tombés sous mon charme. J'étais petite, j'avais de belles boucles brunes, et j'étais encore innocente. Ils m'ont très vite sortie de ce foyer, et je suis de nouveau arrivée au sein d'un petit appartement parisien. Très vite, on m'a fait croire que le premier homme serait mon père, tandis que le deuxième serait mon "oncle". Mon père m'a d'ailleurs souvent répété que cet homme était "comme son frère". Évidemment, j'y ai cru, du moins pendant un petit moment. Mon "oncle" m'a donc élevée au même titre que mon père adoptif. C'est avec lui que j'ai fais mon premier bonhomme de neige, que j'ai appris à lire, à écrire et même à nager, comme n'importe quelle petite fille. J'ai été choyée, peut être même pourrie gâtée comparé à d'autres enfants.
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Mon bonheur à été de courte durée. Rapidement, dès le CP, les moqueries ont débutées. Quand j'expliquais à mes amis que mon père vivait avec mon oncle, ils secouaient la tête, me faisant comprendre clairement par la suite que j'étais dans l'erreur. Selon eux, mon père n'était autre qu'un "pd". J'ai toujours préféré le terme homosexuel par la suite. Toutefois, ça n'a pas raté. Deuxième jour de la rentrée, en rentrant à l'appartement.
« Papa, c'est vrai que t'es un pd ? » Les mots sont sortis tout seul. Je cherchais à comprendre. Mon père adoptif a ravalé sa salive, et c'est seulement à 6 ans qu'il m'a enfin tout expliqué. Oncle Freddy n'était pas son frère, mais bel et bien son compagnon de vie. J'ai appris ce jour là qu'un homme n'aimait pas forcément une femme, mais pouvait aimer un autre homme.
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Et puis un jour arrive l'adolescence. Je me suis faite à cette vie, en compagnie de mes deux papas. J'ai toujours cette douleur au fond de moi, en repensant à ma mère qui m'a si lâchement abandonnée alors que je n'étais encore qu'une petite fille. Ce soir là, je suis censée sortir avec mon nouveau petit ami, Bryan. Il fait froid, et mes petites chaussettes ne seront pas suffisantes pour mettre en dessous mes bottes. J'ai donc l'idée d'aller en piquer une grosse paire à l'un de mes deux papas. Je fouine donc en bas de l'armoire, à la recherche de la fameuse paire. Ma main tombe sur une boîte à chaussures. Plutôt curieuse, et mes deux papas étant à l'extérieur, je me permets de l'ouvrir. Cette boîte contient de nombreuses enveloppes. Mes papas m'ont pourtant appris qu'il était mal de fouiller dans les affaires des autres, mais je ne peux m'empêcher d'ouvrir une des lettres. J'étais partie pour en lire une seule, mais cette découverte me brise le cœur. La première lettre est adressée à mon deuxième papa, alias oncle Freddy. Je ne reconnais pas l'écriture ronde et lisible de ma mère biologique.
"Cher Freddy, cher Patrick. Vous devez être étonnés que je puisse connaître vos prénoms respectifs, mais mes recherches ont fini par aboutir. Après avoir contacté le foyer où j'avais déposé ma fille de trois ans il y a maintenant quelques années, j'ai pu obtenir votre adresse postale. J'espère que vous ne m'en voudrez pas et que vous n'en voudrez pas non plus à cette gentille dame qui a fini par bien vouloir m'aider. Je ne souhaite pas vous reprendre ma fille, non, mais j'aimerais énormément avoir de ses nouvelles, savoir ce qu'elle est devenue. Il a été dur pour moi de m'en détacher, mais je n'avais pas le choix et vous raconter toute mon histoire par écrit serait bien trop compliqué." Les larmes me montent aux yeux. Cette lettre date de 1996, alors que j'avais à l'époque 12 ans. Ils ne m'ont jamais rien avoué depuis, gardant ces quelques lettres dans cette vieille boîte à chaussures au fond de leur armoire. J'ai comme l'impression qu'un piano me tombe sur la tête. Le plus dur reste la dernière lettre, la plus récente.
"Cher Freddy, cher Patrick. Je suis de nouveau maman d'une petite fille de 3,6 kilos. Elle s'appelle Anna. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Roxanne quand elle était plus petite. Je ne pense pas qu'il soit bon de le dire à Roxanne, comme tout le reste d'ailleurs. Attendez le bon moment si il vous semble nécessaire de le lui avouer. Tendrement. Lisa". Ma mère s'appelle Lisa. Je peux enfin mettre un nom sur un visage qui m'est alors inconnu. A ce moment, je me sens bête. Pourquoi n'ai-je rien senti ?
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Trois semaines après cette découverte, que je n'ai raconté à personne, j'ai eu mon premier rapport sexuel. Avec un jeune homme, cela va de soit. Ce fut une façon de me rassurer, j'aimais les hommes. Je ne serais pas homosexuelle et par conséquent je n'aurais rien à cacher à mes futurs enfants. Je n'ai rien dit à mes deux papas, alors qu'auparavant je leurs parlais de tout. Leur mensonge m'a rendue muette. Et ils s'en sont aperçus. Très vite, ils ont trouvé une plaquette de pilules dans un de mes sacs à main.
« Tu nous as menti Roxanne. » M'ont-ils lancés, la plaquette entre les mains.
« Vous aussi, vous m'avez menti. » Je n'ai pas besoin d'en rajouter plus, ils ont déjà tout compris. Ma vie est alors devenu un enfer. Plus personne ne parlait. J'ai commencé à boire, à fumer derrière leur dos. J'ai même fini par aller voir une psy. Mais comment expliquer à un spécialiste une telle existence ? Me comprendra-t-il ? M'écoutera-t-il ? Que me conseillera-t-il ?
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J'ai 29 ans aujourd'hui et j'ai besoin de changer d'air. Cela fait trois ans que je me suis installée ici à Scottdale. Mes études en langues étrangères m'ont énormément aidées. Alors que j'aurais pu devenir traductrice, je me contente d'être serveuse dans un petit bar du coin. Côté cœur, je suis toujours célibataire et j'ai tendance à enchaîner les coups d'un soir. Il faut dire que depuis que les deux hommes de ma vie (mes deux pères) m'ont menti, j'ai du mal à faire confiance à la gente masculine et il est plus facile pour moi de ne pas m'attacher. J'aime le contact avec les autres. Moi qui ai toujours été un cas unique, je ressens le besoin de parler, de partager, d'écouter. J'essaye de trouver des réponses : existe-t-il beaucoup de cas comme moi ? Comment les autres enfants le vivent-ils ? La principale question que je me pose encore aujourd'hui : où se trouve ma sœur ? Je n'ai aucune envie de revoir ma mère, qui m'a lâchement abandonnée, mais je ferais tout pour pouvoir contacter ma sœur, ma moitié, celle qui me fera oublier que j'ai vécu au sein d'une famille uniquement masculine.